2 CADRE DE REFLEXION
Nous avons été mandatés par les autorités d’Yvorne, petite commune viticole située à la périphérie de la zone métropolitaine qui borde l’arc lémanique, pour réaliser un projet de réaménagement de la place villageoise.
Cet espace, s’apparentant plus à un carrefour qu’à une place publique, avait par le passé déjà fait l’objet de deux projets, alors refusés par le pouvoir législatif. Le but de notre étude était de développer un projet qui évite de reproduire les erreurs du passé (manque de concept fort, espace d’analyse trop restreint, procédure aboutissant à un projet perçu comme une réponse technique extérieure détachée des préoccupations individuelles). Nous avons dans ce but proposé aux élus une démarche concertée, qui permette de prendre en compte, autant que possible, l’avis des habitants, véritables destinataires du projet puisque principaux usagers du lieu. Cette démarche a été organisée en deux phases.
Dans la première phase, analytique, il s’est agi de questionner l’espace et les hommes, d’observer le paysage et les habitudes de vie locales, de saisir les permanences incontournables de l’Histoire et les enjeux déterminants pour l’avenir. Cette partie « diagnostic » était axée sur une campagne d’entretiens, sur l’envoi de questionnaires, ainsi que sur une micro-analyse spatiale. Au terme de cette partie, il nous a été possible de dessiner une première esquisse du fonctionnement de l’espace villageois. L’analyse des transformations récentes subies par le village a permis en particulier de donner un éclairage explicatif sur les problèmes actuels vécus par les habitants, auxquels l’exécutif politique essaie de faire face (affaiblissement de la vie locale, disparition progressive des commerces, difficultés de circulation et de stationnement, problèmes qui sont tous intimement liés à l’explosion de la mobilité individuelle motorisée notamment).
Dans un second temps, nous avons mis sur pied un système participatif, dont l’armature était composée de plusieurs dispositifs informels. Les trois plus importants furent une campagne de questionnaires envoyés à tous les foyers (portant tant sur les problèmes auxquels sont quotidiennement confrontés les habitants que sur des solutions qu’ils pourraient imaginer pour les résoudre), une campagne d’entretiens avec les principaux acteurs économiques et associatifs locaux ainsi que deux soirées de débats populaires ouverts à tous. La première soirée avait pour but de faire un bilan des problèmes actuels, ainsi que d’ébaucher un éventail de réponses envisageables. Les avis des habitants exprimés lors de ce premier forum, ainsi que notre analyse socio-spatiale, ont formé le matériaux de base pour esquisser trois avant-projets. Le but était non pas de présenter à la population des projets approfondis et « ficelés », mais au contraire de proposer des visions contrastées de ce que pourrait devenir la place villageoise à l’avenir, afin d’interpeller les habitants. Cela a fait l’objet de la seconde soirée-débat. Un consensus s’est progressivement construit autour de l’un des avant-projets, qui a été perçu par une large majorité des personnes présentes comme le plus approprié pour répondre aux problèmes rencontrés.
Sur la base des commentaires et critiques énoncées, ce troisième avant-projet a été approfondi et détaillé. Le projet qui résulte de cette démarche a alors été présenté à l’organe législatif de la commune, dont le futur vote déterminera son éventuelle réalisation future.
3 LIMITES DE LA CONCERTATION
Le dispositif mis en place nous a permis de proposer un projet de réaménagement d’un espace public. Cependant, bien que le but initial du mandat soit atteint, notre bilan à la fin de l’étude n’est pas pleinement satisfaisant. Nous avons été confrontés à un nombre considérable de problèmes méthodologiques qui nous font douter de la pertinence du processus participatif mis en place. Nous allons dans cette partie rapidement énoncer les différentes limites inhérentes à la réalisation d’un projet au travers un dispositif de concertation.
Premièrement, il est évident que les valeurs, perceptions et sensibilités des concepteurs guident en partie la démarche. Même lorsque ceux-ci prennent ou tentent de prendre une posture de retrait relatif, ils jouent un rôle déterminant dans la production de la réalité. « Toute planification est ainsi immanquablement liée au pouvoir d’exercer un pouvoir, d’orienter les comportements présents et futurs des agents, ceci d’autant plus que, quels que soient ses objectifs ou priorités, elle implique toujours et en tout temps des décisions concernant l’allocation de ressources à tel groupe plutôt que tel autre » (Terribilini, 2001 : 52-53). De plus, les aménagistes détiennent une compétence qui en font des acteurs à part : celle de la traduction. Interprétant et transcrivant les vues des uns et des autres, ils contribuent à la formulation d’une représentation dominante de l’espace concerné et des interventions qui seraient souhaitables sur celui-ci. Il est donc utopique de penser que l’aménagiste peut intervenir uniquement comme accoucheur des souhaits de la population. En tant qu’« animateur » d’un dispositif participatif, son influence reste déterminante.
Deuxièmement, tout dispositif ne peut être qu’imparfait. Ne serait-ce d’abord que par le choix des éléments qui sont ou non soumis à la population. L’aménagiste est dans l’obligation de définir un cadre de travail, excluant de la sorte tout un éventail de thématiques de réflexion. Il se doit ainsi d’attribuer une forme de pondération, de manière plus ou moins objective, aux problèmes rencontrés. En d’autres termes, il sélectionne, en amont du processus, ce qui fera matière à débat et ce qui ne pourra pas être abordé. Et l’aménagiste est confronté, dès les prémices de l’étude, à l’incontournable question du territoire pertinent : quelle est l’échelle appropriée pour aborder chacun des problèmes ?
Le dispositif dépend ainsi de choix qui ne sont pas neutres, mais au contraire canalisent et orientent les réflexions. Ceci est d’autant plus vrai que le planificateur dispose d’une marge de manoeuvre limitée. Les contraintes financières et techniques, plus ou moins sous-jacentes dans les caractéristiques même du mandat, déterminent les options qui peuvent être choisies et celles qui doivent être rejetées. La temporalité du dispositif, bien souvent dictée par l’échéance des mandats politiques, joue en particulier aussi un rôle déterminant, puisqu’elle définit de manière rigide la vitesse d’avancement que le projet doit acquérir. Cette question rejoint celle de l’exigence d’efficacité : le dispositif doit aboutir, tout doit être mis en oeuvre dans ce but. La valeur du dispositif n’est mesurée que lors de la matérialisation des projets. Le statu quo, l’immobilisme ne sont pas, ou très rarement, dans le domaine du possible.
L’autorité de la puissance publique s’exprime donc dès l’attribution du mandat par la définition de l’envisageable.
L’imperfection de tout dispositif se vérifie par la participation limitée des acteurs notamment. Malgré tout le soin qui peut être mis dans la conception du système participatif, les groupes les plus faibles en sont bien souvent exclus. Tout d’abord parce que « la participation à des groupes de travail n’est accessible qu’à des habitants disposant d’un capital socio-culturel suffisant » (Harou, 2002 : 7). Bien souvent, les étrangers, les jeunes, les groupes faibles sont exclus des dispositifs. Leurs besoins, souvent spécifiques, sont alors négligés.
De plus, la participation ne peut fonctionner qu’avec des acteurs qui s’identifient comme joueurs. « Or l’on ne joue qu’à deux conditions complémentaires : être certain que les règles et leur mise en oeuvre sont justes ; avoir des chances de gagner » (Moreau Defrages, 2003 : 70). Il est en effet pratiquement impossible d’intéresser les habitants qui ne voient pas d’intérêt à participer, ou qui ne croient pas à l’intérêt d’une telle démarche.
Certains chercheurs n’hésitent pas à parler de « participation des concernés » (Tanquerel, 1987 : 79). Une autre limite est celle ayant trait aux divergences d’intérêts. Comme nous l’avons affirmé en introduction, l’intérêt général n’est aujourd’hui plus un acquis, mais un objet perpétuellement renégocié. Celuici, « au lieu de véhiculer une identité hors du temps » est perpétuellement construit et reconstruit (Moreau Defrages, 2003 : 65). Comment, dès lors, concevoir un projet concerté, alors que tant d’acteurs (politiques, économiques, du milieu associatif, usagers, etc.) sont concernés, possédant des avis souvent divergents, voire inconciliables dans certains cas ? Comment, en fin de compte, dépasser une situation de désaccord ? La participation doit-elle être intégrée (dans le but de prévenir toute tension) ou au contraire conflictuelle, c’est-àdire qu’elle « doit laisser s’exprimer au maximum et le plus explicitement possible les rapports de force sociaux » (Tanquerel, 1987 : 79) ? Existe-il vraiment un mode d’arbitrage légitime qui permette d’aboutir démocratiquement à des choix ?
Tout le monde s’accorde aujourd’hui sur l’importance de la persuasion : il faut convaincre au lieu d’imposer. Dans un tel dessein, la concertation semble être le dispositif approprié pour aboutir, par l’interaction, à des préférences partagées. Mais comment l’organiser ?
Dans un système basé sur la concertation, toute hiérarchie devrait être rejetée, le politique n’ayant plus d’autre finalité que de surveiller le bon déroulement du jeu social (Moreau Defrages, 2003). Il ressort de notre analyse qu’un tel objectif est une illusion, voire même, dans certaines situations, un tour de prestidigitation.
Certes, pendant certaines phases du processus, les acteurs politiques sont relégués au second plan. Parfois, ils sont délibérément intégrés dans des groupes de réflexion, ou alors écartés. Toutefois, nos sociétés restent basées sur le principe de la délégation de pouvoir lors de la phase ultime de la prise de décision ; en fin de compte, c’est toujours le politique qui tranche. Remettre en question de tels principes revient au final à nous demander si la démocratie participative doit être « concurrente ou complémentaire de la démocratie représentative ? » (Mendel, 2003 : 7).